1. Les circonstances : le centenaire de l’ordre des Jésuites

Les cérémonies d’ouverture de l’année séculaire de la Compagnie de Jésus fondée par saint Ignace de Loyola débutèrent, selon les témoignages d’Antonio Gerardi et de Giacinto Gigli, dans l’église du Gesù le 27 septembre 1639 par une messe « de la Très Sainte Trinité », suivies de vêpres, chantées par plusieurs chœurs composés de musiciens de la chapelle pontificale, de quelques-unes des plus exquises voix de Rome et dirigés par le maître de chapelle du Collegio romano Stefano Fabri. Elles continuèrent pendant l’octave avec des concerts, des sermons, des distributions de pain aux pauvres et des feux d’artifice sur la place. Le 2 octobre, la fête atteignit son paroxysme avec la visite du pape Urbain VIII. Les festivités à la gloire du pouvoir de l’Ordre et du triomphe de la réforme catholique furent organisées par le cardinal camerlingue, Antonio Barberini, neveu du pape, qui exerça par la même sa propre magnificence.

2. La valorisation du lieu : la somptueuse décoration de l’église

Pour la circonstance, tout l’intérieur du Gesù avait reçu un superbe décor d’apparat agencé par le peintre Andrea Sacchi (1599-1661) à l’aide des somptueux textiles que le cardinal camerlingue avait mis à sa disposition. Ce dernier prêta une quarantaine de tapisseries de sa collection. L’intérieur de l’église fut, selon l’usage, entièrement paré de diverses tentures, depuis le sol jusqu’à la voûte. Toute l’architecture de Vignole (1507-1573) disparaissait sous les précieux tissus. Les pilastres doubles en travertin de la nef étaient drapés de damas cramoisi à rubans, galons et franges d’or, ceux de la croisée, de velours rouge. Les chapelles du transept étaient tapissées de toiles d’or. La frise du large entablement qui court sans discontinuer tout autour de l’édifice était garnie de damas rouge et de soie lamée d’or à rinceaux de damas vert. Des tapisseries masquaient les tribunes au-dessus des chapelles latérales ouvrant sur la nef et étaient accrochées à l’étage-attique interposé entre l’entablement et la retombée des voûtes.

Le sanctuaire avait pareillement reçu une riche décoration. Un immense tapis de soie, brodé au point français de festons et d’animaux, recouvrait tout le sol depuis la balustrade jusqu’au maître-autel. Des torchères d’argent munies de grands flambeaux étaient disposées sur les côtés en alternance avec de hauts tabourets dorés supportant de grands vases de jasmin d’Alexandrie tout en argent, desquels se dégageait le léger parfum de l’essence contenue, procurant ainsi un plaisir à la fois visuel et olfactif. Au milieu de cet écrin, s’élevait le maître-autel orné d’un somptueux frontale (devant d’autel) de drap d’or représentant la Circoncision du Seigneur qui selon Gerardi aurait pu passer pour être de la main de Rubens en raison de la vivacité de son dessin et la finesse de son exécution. Des chandeliers, des vases et des bustes-reliquaires en argent avaient encore été posés sur les gradins du maître-autel, de part et d’autre du grand tabernacle doré en forme de tempietto. Enfin des chandeliers avaient été placés à intervalle régulier tout autour de l’église sur la corniche de l’entablement.

3. Une représentation visuelle du lieu : le tableau de Sacchi

La source principale utilisée pour réaliser une reconstitution 3D de la décoration de l’église a été le grand tableau d’Andrea Sacchi commémorant la Visite d’Urbain VIII au Gesù (Museo di Roma). Il est établi que le peintre n’exécuta que les principaux personnages et qu’il travailla en collaboration avec Filippo Gagliardi, spécialiste des architectures, et Jan Miel, auteur des autres figures, des chevaux et des attelages au premier plan. La vaste toile représente l’intérieur de l’église, vu depuis le milieu de la façade. Cette dernière n’est pas figurée, elle est simplement rappelée à droite par un pilastre surmonté d’un fragment d’entablement qui porte quelques lettres de l’inscription de la frise. Urbain VIII et sa suite, qui viennent de descendre de voiture, sur le parvis, au bas des marches, ont déjà pénétré dans la nef où est assemblée l’aristocratie romaine. Le Pape, entouré de ses neveux, les cardinaux Francesco et Antonio, et de son frère le cardinal Antonio Senior est accueilli par le père de l’Ordre et un groupe de jésuites qui se prosternent devant lui.

Le tableau coïncide pratiquement en tout point avec la description de la décoration intérieure de Gerardi. Mais alors que le récit s’attache à traduire la solennité des cérémonies, rendant compte par le fait même de la splendeur du décor, la peinture donne une image fidèle jusque dans les moindres détails de ce qui était effectivement visible dans l’église. C’est sur la base de cette constatation que l’identification des tapisseries exposées dans l’église a été possible.

4. Accrochage des tapisseries : principe de symétrie de part et d’autre de la nef, dans le transept

Un des apports de cette étude porte sur l’usage de la tapisserie pour un décor fastueux et éphémère. Plusieurs constats ont pu être établis comme le fait que les tapisseries ont été adaptées aux dimensions de chaque travée, certaines pièces ayant été cousues ensemble pour l’occasion. Un autre constat porte sur la disposition des tapisseries qui est soumise à un principe général de symétrie. Un premier regard à l’intérieur de l’église laisse voir une présentation fondée sur une symétrie axiale, les tapisseries se répondant de chaque côté de la nef et du chœur. Un examen un peu plus attentif permet de remarquer dans la nef un accrochage non pas en une suite narrative continue de tapisseries, mais en une exposition organisée par travée, chaque tapisserie étant séparée de sa voisine par du damas rouge, visant à isoler chaque pièce, comme s’il s’agissait d’un grand tableau autonome. Ce type de présentation qui s’oppose au principe narratif propre à la tapisserie est accentué par l’alternance des tapisseries appartenant à différentes séries. Enfin, une autre conclusion que l’on peut formuler concerne les sujets des tapisseries prêtées par Antonio Barberini dont pas une n'avait un sujet religieux. Ceux-ci étaient davantage en rapport avec la figure de la déesse Artémise/Diane à laquelle le cardinal vouait un intérêt particulier.

Sources :

A. Gerardi, Relazione della solenne festa fatta dall’Eminentissimo e Reverendissimo Signore Cardinale Antonio Barberino ... Nella Chiesa della Casa Professa della Compagnia di Giesu, Rome, Bianci, 1639.

G. Gigli, Diario di Roma. 1608-1670 (publié sous la dir. de M. Barberito), Rome, Colombo, 1994, I, 1994, p. 320-321.

Bibliographie :

G. Incisa della Rocchetta, « Notizie inedite su Andrea Sacchi », L’Arte, 27, 1924, 66-68, 75.

A. Cavallo, « Notes on the Barberini Tapesty Manufactory at Rome », Bulletin of the Museum of Fine Arts, Boston, 55-299 (1957), 21.

A. Sutherland Harris, Andrea Sacchi. Complete edition of the paintings with a critical catalogue, Oxford, Phaidon, 1977, 90-91, n° 63, pl. 130, 133.

M. Fagiolo dell’Arco et S. Carandini, L’Effimero Barocco. Strutture della festa nella Roma del ’600, Rome, Bulzoni, 1977-1978 (Biblioteca di Storia dell’Arte 10), I, 111.

F. Haskell, Mécènes et peintres. L’art et la société au temps du baroque italien, Paris, 1980 (1991), 117.

A. D’Avossa, Andrea Sacchi, Rome, Edizioni Kappa, 1985, 66-67

R. Diez, Il Trionfo della parola. Studio sulle relazioni di feste nella Roma barocca. 1623-1667, Rome, Bulzoni, 1986, 25-26.

F. Hammond, Music and Spectacle in Baroque Rome : Barberini patronage under Urbain VIII, New Haven et Londres, Yale University Press, 1994, 156-161.

Pascal-François Bertrand, « Une exposition de tapisseries à Rome pour le centenaire des Jésuites », Antologia di Belle Arti, N.S., 59-62 (2000), 154-166.

Pascal-François Bertrand, Les tapisseries des Barberini et la décoration d’intérieur dans la Rome baroque, Turnhout, Brepols, 2005, 79-83.

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